LE FESTIN - INSTALLATION - 02 2009
1er acte : présentation du dessin préparatoire à la broderie, l.92 x L.700 cm, table, nappe, sous-verre, éclairage
2eme acte (projet) : nappe blanche brodée de fil blanc recouvrant une table, l.92 x L.700 cm
Exposition personnelle : « Le festin », La Chapelle des Templiers, Saint-Aubin-des-Châteaux, Loire-Atlantique
Sandrine Fallet nous présente le premier acte du « Festin », une œuvre en deux temps. Elle met en scène, dans une chapelle des Templiers, le dessin sur papier qui servira de modèle à la confection d’une longue nappe richement brodée. Le crayon a tracé une fine dentelle d’arabesques d’inspiration traditionnelle. En réserve, les mots « Mange tes morts ». La violence de la sentence n’a d’égal que le raffinement du motif. L’artiste nous apprend que cette ancienne injure s’est aujourd’hui banalisée chez les adolescents, perdant de sa puissance. Le paradoxe d’une certaine jeunesse habitée d’une violence sourde, qui, à force d’user d’insultes, les vident de leur substance et les laissent finalement sans voix. Sandrine Fallet accomplit cette tâche : retricoter du sens, pour étoffer et donner corps à cette expression qui nous rappelle les pratiques anthropophagiques de notre espèce. Ce dessin, magnifique et fragile, est le fruit d’un travail patient, précis, répétitif. Et qui, si l’on s’y plie, construit, apaise. C’est une façon de rejouer quelques uns des actes piliers de notre civilisation : la ritualisation et l’ornementation par lesquelles l’homme s’est élevé.
L’œuvre, non sans humour, propose de se mettre à table autour de ce refoulé de l’humanité, ce phantasme ultime de destruction, et de goûter un moment le silence des lieux et le plaisir des yeux.
Nathalie Travers, commissaire d’exposition
Dans l’obscurité d’une pièce, une nappe posée sur une table est faiblement éclairée par le dessus. Cette table d’une longueur de huit mètres, est aux dimensions de celle représentée dans La Cène, le dernier repas du Christ avec ses disciples, fresque de Léonard de Vinci. La nappe blanche est parée de motifs brodés de fils blancs. Ces dessins s’inspirent des tatouages au henné utilisés initialement par les femmes musulmanes à des fins religieuses puis par la suite par un plus grand nombre à des fins esthétiques. L’origine de ces tatouages remonte à des milliers d’années, chez les Sémites et les Egyptiens. La broderie autour des lettres dévoile la phrase : Mange tes morts
Dès les origines de l’humanité, manger ses morts était une coutume sociale, économique, militaire et religieuse. Cette pratique a été quasiment universelle. Certaines tribus ingéraient leurs défunts afin de retenir leur esprit et rendre rendre honneur. D’autres mangeaient leurs ennemis pour leurs infliger l’ultime châtiment. Les rites primitifs et sanglants du cannibalisme devinrent rapidement rites religieux: sacrifier l’homme afin de se rapprocher des dieux. Au cours de l’évolution humaine et de ses croyances, le culte du sacrifice laisse la place à un rituel symbolique : celui du culte du sacrement. Un des exemples les plus connus est celui du repas chrétien où symboliquement l’on reçoit « la chair et le sang du Christ ». Ainsi, le Christ incarnerait le sacrifice humain ultime. Les sacrements des religions modernes sont en quelque sorte les descendants des sacrifices et rituels primitifs.
26 - Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. »
28 - Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : « Buvez-en tous car ceci est mon sang... ». Evangile selon Mathieu, 26 / 26 - 28
« Mange tes Morts » est initialement l’une des pires insultes chez le peuple tzigane. Lorsque la personne injuriée appartient à un groupe c’est tout le groupe qui est injurié. L’insulte aux morts signifierait donc que l’on ne craint pas la répercussion sur toute une famille, ni le déclenchement du conflit. « La pire des malédictions, qui peut appeler une vengeance, est « Mange tes morts ! » (Te has tre mule). Manger un parent « offenserait l’estomac » au point de provoquer la mort. Surtout, comme les morts veillent sur la régénération de leur descendance, une telle malédiction signifie que l’on souhaite l’extinction de la famille maudite ».
Michel Praneuf, Les Tsiganes : de la mythologie à l’histoire, CASNAV de Bordeaux - 2004
De nos jours, elle est prodiguée par une jeune population en méconnaissant sûrement les fondements de son sens premier. L’insulte est cataloguée, classée selon l’intensité de l’agression : d’abord elle touche les parents, la race, puis la mère et enfin les morts. Ainsi, les rituels anthropophages et sacrés se sont transformés en jeu de langage outrageant où l’on joue avec les mots comme l’on joue avec le feu. Ici, à cette table, le témoin est invité dans un premier temps à contempler la blancheur et la pureté des motifs et de sa réalisation. Puis, il distinguera par faible nuance, la barbarie des mots et la cruauté de leurs sens. Le beau s’allie à l’acte primitif, au rituel religieux et à présent à son usage contemporain aussi souillant qu’à l’origine.
Cruauté ou offense, offense et cruauté…
Remerciements à Jean-Jacques Catreux pour la lecture